C’est dans l’enfance baignant dans le soleil noir de la mélancolie que la mère plonge à la recherche de sa fille, du « bleu royal » (ou baume) de la Poésie. Ce « bleu royal », le même que celui du tungstène, traverse le livre et le monde ; c’est aussi celui de la ceinture, nœud sur l’estomac, autour de la taille, enveloppant également le cœur de la mère (p. 18) ; celui de l’eau claire et froide, avec laquelle la mère s’identifie, d’une baie (p. 65) ; celui du bien-aimé lui-même (p. 20) ; celui de l’air, du ciel, du jour.
Le ventre est ambivalent : c’est le ventre béni de la mère, d’où la fille est sortie, mais c’est aussi celui de la fille, devenu le siège de sa maladie mortelle : « Qu’il y ait donc une flèche/ avec deux pointes,/ une à chaque bout./ Qu’elle s’amollisse/ jusqu’au serpent./ Qu’il entre dans mon ventre/ tantôt froid/ tantôt chaud –/ celui d’Eve même./ Qu’il crève le ventre » (p. 35).
Et, pour se battre contre ce ventre maudit, ce traître, il faudra : « Lier une flèche à peine existante/ à une alouette de mon enfance » (p. 36). Autrement dit, cette fille, flèche qui a fait long feu, à peine existante (juste une vingtaine d’années !), devrait être (re)liée à l’enfance de la mère afin de pouvoir, cette fois-ci pour de bon, reprendre son envol d’alouette vers le « bleu royal », vers le Soleil.
L’amour infini engendre/rejoint la solitude infinie, jusqu’au déchirement, jusqu’au « découpage-dépeçage » (p. 56) du corps de la mère. La souffrance assèche, solidifie, « pétrifie » – d’où besoin d’arrosage, de la pluie de ses yeux, besoin de devenir elle-même « nuage » (p. 9) qui crève et se déverse sur la terre-tombe, pour que la fille là-dessous remonte et reverdisse. La mère se métamorphose « en cœur alourdi », qui « coule vers la terre,/ devient un pis/ et il nourrit/ de ses gouttes immenses/ couleur bleu-ciel/ – ou bien royal ? » sa « fille enterrée » (p. 66). Mais la fille aussi essaie de rejoindre sa mère, de remonter en tant que souffle vibratoire : « La fille disparue jeta une cordelette/ blanche éclatante/ flottant à portée de main/ inatteignable./ Que faire d’elle ?/ Elle ceint mes jours./ Mes mots se faufilent/ toujours près d’elle./ Fière si par le hasard/ la corde vivante/ les a touchés » (p. 39).
Et cela continue : suite aux tentatives de la fille, la mère réagit fortement : « Plusieurs fois par jour/ la fille revient/ s’empare de moi/ grappin à plusieurs crochets qui/ s’enfoncent dans ma chair/ me soulèvent très haut/ et me lâchent :/ je me défais en morceaux./ Quand je me réarticule/ je mets la fille disparue/ dans mon échine » (p. 17). Ou, encore et toujours : « Les souvenirs de la fille disparue :/ couvertures de tout temps/ suspendues dans l’air/ pour tenir sous le froid/ du jour imminent./ La douleur ronge/ les crayons/ les feuilles/ mon clavier./ Son piano aussi./ M’en extraire :/ injonction futile et permanente/ mais structurante :/ je suis celle qui s’extrait/ de MON jour/ et de SA nuit » (p. 23).
Dans toute cette gigantesque tentative de se rejoindre : « Elle flotte/ Je flotte/ Nous traversons les airs/ les terres/ les chemins battus et inconnus./ Nous ne sommes jamais/ à notre place » (p. 46). On est en pleine guerre, on dirait qu’il ne pût y avoir qu’une « paix ensanglantée » (p. 44).
Or, voici que, pour un instant, la roue d’Ixion cesse de tourner ! Et cela pour que la mère-poétesse, descendue aux Enfers, tel Orphée, puisse la ressusciter à travers ses chants.
C’est l’instant même de ce livre – qui cesse d’être une « trajectoire déroutée », devenu le « tungstène que le serpent ne pourra jamais transpercer ».
Juin, 2018
Sanda VOÏCA, „Trajectoire déroutée”, poèmes, Éditions LansKine, Nantes, 2018
Qui nous sauvera de nous-mêmes ?
Daniel ILEA
Elle a vingt ans,
sa vie, qui était devant,
est passé derrière elle.
Nul mot ne peut la ramener, nul acte, non plus,
le cri n’est qu’un boomerang.
Le seul oubli, une autre sorte de mort, nous sauvera de nous-mêmes :
pour continuer à vivre, il nous faut mourir de temps en temps.
Poème inspiré par le, et dédié au même recueil
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