Du coq à l’âne sur quelques champions français et italiens des formes fixes
Qui est le « père biologique » du sonnet ? Cette fois-ci, la génétique ne serait d’aucun secours pour liquider la querelle, Salomon lui-même en perdrait son hébreu…
Il paraît très plausible que l’esprit rigoureux des Français eût été le premier à éprouver le besoin d’un code formel strict, et à inventer une structure similaire à une composition musicale. Mais ce qui semble leur opposer les Italiens eût aussi bien pu aboutir au même résultat : pour ces derniers, musique et poésie ont de tout temps été inséparables ; et une partition ne peut se passer de règles quasi mathématiques.
Mais, tant qu’ils y trouvent leur bonheur, laissons-les se la disputer, cette paternité ! Si la raison était une arme blanche, un Italien s’attarderait à examiner ses nielles ; alors qu’un Français voudrait s’assurer en premier de la qualité de sa trempe.
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Cecco ANGIOLIERI se tient au carrefour du stilnovismo et du burlesque de son époque : d’où son cachet inimitable. Son propre nom semble le prédestiner à ce métissage : Angiolieri renvoie à angelo (= ange), mais aussi à giullare (= jongleur) ; tandis que Cecco (diminutif tout droit sorti de BOCCACE) rappelle aussi l’adjectif cieco (= aveugle).
Un poète qui voudrait masquer ses drames d’un badigeon d’extravagance, de « tags » d’invectives ; trouvant des rimes stilnovistes à rebrousse-poil à ses amours vite noyées de trivialité – et pourtant incapable de renoncer à cet idéal de l’Amour en mesure de changer jusqu’aux tourments du pécheur dans les flammes de l’enfer en jubilation (celle d’un « gueux qui aura passé l’hiver », s’empresse-t-il d’ajouter…).
Maniant (tel VILLON, son homologue français) l’ironie et l’antiphrase comme un voyou son surin dans une bagarre, ANGIOLIERI – esprit impulsif, un peu infantile sur les bords – possède tant l’irréflexion que la clairvoyance de l’enfant.
Son « ignorance » de certains canons stylistiques, vraisemblablement, joue (lui épargnant beaucoup de clichés) en sa faveur – bien qu’à son tour (conscient de cet atout) il jouât de son incroyable inventivité rhétorique…
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MICHEL-ANGE : un peu hâtivement expédié sur le banc de ces « cancres » de rimeurs pétrarquisants. Tant il est vrai que la lecture d’un sonnet sous les voûtes de la Sixtine ne rendrait guère plus d’écho que le vrombissement d’un bourdon – et qu’il n’est pas question d’y chercher à tout prix une chimérique « originalité » –, à cet esprit inquiet (annonciateur du baroque), la tradition aura quand même servi de miroir solidaire, plutôt que d’une convention : comme un « journal » inédit des méandres de son travail fondamental de sculpteur et de peintre, employant strictement les mêmes métaphores pour décrire sa vision esthétique et ses bien-aimés, Vittoria COLONNA ou Tommaso CAVALIERI !
Ce qui toutefois le distingue nettement de PÉTRARQUE & épigones, c’est le sens qu’il donne au drame amoureux/artistique : son dilemme n’est plus de céder ou non à ses transports, mais d’en être vraiment digne ! Rien que pour cette humilité (d’une franchise rarissime), (re)lisons ce sonnettiste avant de lui coller une étiquette…
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Aux antipodes d’Arthur RIMBAUD, Paul VERLAINE s’en tient aux refrains, aux romances : accords de guitare, trémolos d’orgue de Barbarie, le corollaire d’une personnalité aux pulsions obscures, contradictoires, mais incapable de franchement jeter aux orties une existence conformiste et les interdits de la morale courante.
Que des lubies, des saillies mélancoliques-vindicatives ; des paysages noyés de brumes et/ou d’ennui (proches des décors délavés des Crépusculaires italiens) : rythmes ralentis, contours estompés dans le sommeil de toute initiative ?
Son aboulie, il finit par s’y complaire, l’adoptant, la berçant comme un enfant capricieux ; l’air de vivre dans un passé projeté dans le futur, repêchant ses souvenirs amoureux dans des rêves et des visions occultes (tel, naguère, Gérard DE NERVAL : mais la comparaison s’arrête là !).
Et puis, soudain, voilà Résignation : un sonnet à rebours défiant en bloc la « bienséance », les tabous amoureux, la beauté conventionnelle… et les règles d’un poème à forme fixe…
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Stéphane MALLARMÉ : le néant compris, vécu, exprimé, raté à travers la parole !
Autrefois, avec sa notion de concetto, le baroque italien avait marqué le big bang : une luxuriante expansion de symboles gigognes ; bien au contraire, le poète moderne français est passé maître dans l’implosion, le « trou noir » du mot minimal à contenu maximal. Deux techniques parfaitement dissemblables semblant avoir conduit au même hermétisme, plus d’une fois inintelligible…
Contraint de fuir les mots vers l’intérieur, le réductionniste crée un monde de suggestions dont la coïncidence avec la « réalité » sera purement fortuite : une absence qui, à force d’accumuler les négations, devient présence ; mouvement baroque (non pas en raison des seuls termes rares et précieux employés), courbe parabolique dont la non-finitude se fige en s’éloignant.
La suggestion ayant dépassé ses propres limites, elle en perd sa raison d’être, retombant dans l’immanence des choses (celle-là même que le poète voulait écarter) : le lecteur y glanera des mots, au petit bonheur la chance, n’arrivant plus à suivre la simple logique grammaticale !
Or, cette saga d’un échec poétique finit par donner à ce dernier des allures d’accomplissement : le rivage la plus proche demeure le plus mystérieux, car semblant n’intéresser personne ; lorsque tous les lointains seront fouillés jusqu’au tréfonds, un seul endroit restera vierge, désespérément…
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Au départ, le sonnet était roi : rimes, vers, strophes ouvragés drapant l’idée, telles ces simarres aux replis géométriques les statues dans les cathédrales.
Plus dure sera la chute… L’obsession de la liberté a institué le divorce entre expression et contrainte poétiques – alors même que le formalisme du sonnet était inséparable de son contenu. Les romantiques y eurent donc recours rien que pour « faire leurs gammes », ou pour autographier l’album de quelque jeune fille ; et les petits malins du xxe siècle en feraient encore pire : de la parodie !
Le débutant Paul ÉLUARD luttait encore avec le fantôme de BAUDELAIRE, déplumant (dans le sonnet La Grande Folie) un Icare mort de trouille à l’idée de redescendre de ce ciel où il s’était hissé ; puis, dans L’Essor, c’est au tour du génie (aveugle à ce qui se passe juste sous son nez, et dont l’apothéose ressemble fort à une désintégration nucléaire) d’en prendre pour son grade…
Raymond QUENEAU, lui, aidé de quelques clichés, titille l’horizon d’attente de ses lecteurs, juste pour aussitôt le dégonfler : se refusant à prendre au sérieux la mascarade ambiante, le poète pataphysicien doit protéger sa liberté intérieure derrière le masque de son choix (on dirait le héros du futur roman de Philippe SOLLERS La Fête à Venise) ; la chose à éviter absolument : la routine (celle qui, dans le sonnet Encore une fois les hibous, change l’Albatros on-sait-tous-de-QUI en un grotesque chat-huant) !
Qui pourrait encore s’étonner de dénicher, chez Maurice CARÊME, le poème Un peu de pluie, un peu de vent… : ce… sonnet pour les tout-petits ?
Juillet 1992.
Essai d’après des extraits du mémoire de maîtrise de littératures française et italienne „Le Sonnet, tradition et innovation”, faculté de langues et littératures étrangères de l’Université de Bucarest, 1987
Photo by Suzy Hazelwood from Pexels
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