Trentième roman signé Patrick Modiano (Prix Nobel de Littérature en 2014), « Chevreuse » est peuplé, comme tous les autres, de silhouettes fantomatiques et d’endroits effacés de la carte, de lettres qui n’arrivent jamais à leur destinataire, de conversations qui ont eu lieu très loin dans le passé, mais qui appartiennent au « présent éternel » de la fiction.
On connaît la chanson, mais elle est à chaque fois plus ensorcelante : un homme vieillissant, romancier à ses heures, se demande pourquoi la vie lui a fait côtoyer tant de fantoches qui croyaient avoir des droits sur lui.
Traqué par des poursuivants plus ou moins imaginaires, Jean Bosmans se lance dans un jeu de chat et de la souris avec ses souvenirs. Parti une fois de plus sur les sentiers du temps perdu, le narrateur de Patrick Modiano n’a jamais côtoyé de si près celui de la « Recherche » proustienne. Au détour d’une page ou d’une péripétie qui lui cause « un léger étourdissement », il revient quinze, puis cinquante ans en arrière, « comme si une période de son enfance allait recommencer ».
« Chevreuse » est, avant tout, un formidable atlas d’une « province secrète » faite de rues, de quartiers, de paysages, de gens… L’hôtel Chatham, la porte Molitor, la rue du Docteur-Kurzenne, les aérodromes de Toussus-le-Noble et Villacoublay, le Val d’Enfer, Martine Hayward, René-Marco Heriford, Michel de Gama, Tête de Mort – autant de noms étranges et accrocheurs qui vous réveillent brutalement d’un long sommeil, à l’instar de la Chevreuse, cette vallée dont le nom désigne, plus qu’une « principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs » au Sud-Ouest de Paris, un arrière-pays, un Hinterland romanesque.
Dans ce paysage mental fait « de ruptures, d’avalanches ou même d’amnésies », de silences et de grésillements, la plaque tournante est un appartement à Auteuil qui, pas tout à fait habité, semble plutôt « servir de point de rendez-vous et de lieu destiné à de brèves rencontres » – tout comme le roman de Modiano, d’ailleurs. Depuis L’Horizon (2010), Jean Bosmans ressent toujours la même peur panique à l’idée que les comparses oubliés de jadis, ces gens « pas très recommandables » que le hasard lui a imposés pendant son enfance et son adolescence, puissent le retrouver et lui demander des comptes. Tout l’art du romancier consiste à prendre les devants, en faisant sortir ces fantoches de la vie obscure qu’ils mènent à l’abri du temps, dans les plis secrets du Paris d’après-guerre.
Page blanche, trous noirs, pistes brouillées, affaires classées… L’enquête – dont le rapport est écrit, comme celui de l’épisode précédent, à l’Encre sympathique (2019) – s’enlise dans ce no man’s land où s’enchevêtrent la mémoire et l’oubli, dans cette impasse où les fantômes du passé, après avoir traversé « une longue période d’hibernation », ne craignent pas de réapparaître au grand jour : « Qui sait ? Dans les années suivantes, ils se rappelleraient encore à son bon souvenir, à la manière des maîtres chanteurs. Et, ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. »
Au fil des pages et des déambulations, on voit surgir des objets en apparence insignifiants : un carnet relié de cuir vert, une boussole en métal argenté, un panneau de bois avec une inscription à moitié effacée – « Auberge du Moulin-de-Vert-Cœur » –, un numéro de téléphone désaffecté – AUTEUIL 15.28 –, une vieille carte d’état-major avec des trous, des blancs, des villages et de petites routes qui n’existent plus. En apparence, il est compliqué, voire impossible, de « mettre en ordre tous ces signaux et ces appels en morse, venus d’une distance de plus de cinquante ans, et leur trouver un fil conducteur ». En réalité, tout mène vers cette « chambre secrète » creusée derrière un mur de la maison de la rue du Docteur-Kurzenne, et qui s’avère être la véritable « île au trésor » romanesque.
Chez Patrick Modiano, la mémoire des lieux est toujours chancelante et les années se télescopent, comme sur le cadran de cette « montre de l’armée américaine » qui permet, sur une simple pression, de faire tourner les aiguilles en sens inverse pour remonter le cours de temps. C’est ainsi que Jean Bosmans se promène comme un somnambule sur la frontière étroite entre la réalité et le rêve, jonglant avec des éclats de souvenirs, avec des images éparses d’une période de sa vie qu’il fait défiler en accéléré avant qu’elles ne disparaissent définitivement dans l’oubli : « Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. »
Patrick Modiano, „Chevreuse”, Gallimard, 2021, 176 p.
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