Publicăm, in memoriam Marian Ilea (recent plecat dintre noi), versiunea în franceză „Ouille ! ça, c’est bien !” a prozei scurte „Vaai, ce bine!” (din volumul „Eoliana și ceasul solar”, Casa de pariuri literare, 2021), în traducerea semnată de Dominique Ilea. (Literomania)
Vederca Gulie1, honorable citoyen de Mittelstadt2, passe ses après-midi sur les marches du magasin de demi-gros du quartier Microraion Ouest, en compagnie de sept mineurs à la retraite. À tour de rôle, ces retraités paient une bouteille de vodka qu’ils se repassent avec le mot d’ordre : « On sent le gaz ! ». À quoi, invariablement, Vederca Gulie rétorque : « Ouille ! ça, c’est bien ! ».
Si, après « On sent le gaz ! », l’un de ces retraités ajoutait : « À cette heure-ci on était sous terre, à l’horizon quinze, on sécurisait et on préparait le front pour faire péter les charges », et que Vederca Gulie restait coi, l’un d’entre eux le poussait du coude et sa réplique ne se faisait plus attendre : « Ouille ! ça, c’est bien ! », ce qui relançait la parlote.
Au marché, devant les femmes des ex-mineurs, qui se faisaient du coude, un paysan criait ses belles tomates, ses jolies carottes et ses gaillards concombres, et Gulie ne ratait pas l’effet : « Ouille ! ça, c’est bien ! ». Et les femmes, mine de se fâcher : « Toi, qui t’a demandé ton avis ?! ».
Cette année, en avril, le premier cas de COVID-19 venait de se déclarer dans le Microraion Ouest. Info que discutaient, non, se disputaient à tous les carrefours les ex-mineurs et leurs légitimes. Pășcuț Emil, retraité, cardiaque, ex-chef des finances de la ville, avait dit, en croisant dans la rue Vederca Gulie : « Tu vois pas qu’ils nous ont parqués comme des moutons ? Ils vont plus nous faire sortir du parc que quand ils auront besoin de nous, de notre vote. Là, maintenant, y’a plus que le masque haut et la tête basse, p’isque personne n’a besoin de tête en ce pays, et v’là ! un vieux schnock de soixante-huit berges est notre premier cas de COVID du Microraion Ouest. – Ouille ! ça, c’est bien ! » rétorqua Gulie promptement.
L’ex-financier resta là à guigner Gulie, en riboulant des yeux, agita les mains, tapa des pieds et dit : « Gulie, je me réjouis que tu sois d’accord avec moi, car les jambes pâtissent pour la tête. Moi aussi, je pense que tout ira bien, et je pense aussi avoir trouvé la solution pour persuader le gouvernement de plus nous faire chier, tu vas voir ! – Ouille ! ça, c’est bien ! » l’approuva, comme par politesse, Vederca Gulie, le quittant pour rejoindre ses mineurs à la retraite sur les marches du magasin de demi-gros.
La voix d’un de ces retraités : « Mon p’tit-fils n’a pas de tablette, ni l’internet, alors… ciao l’école ! ».
Vederca Gulie, en versant tranquillement de la vodka dans son premier gobelet en plastique blanc de l’aprème : « Ouille ! ça, c’est bien ! ».
La voix d’un autre ex-mineur : « C’est qu’ils ont pas de remplaçants pour les cadres didactiques covidés de l’école, mon pote ! ».
Vederca Gulie, entre deux lampées : « Ouille ! ça, c’est bien ! ».
***
Aujourd’hui, un bel après-midi d’automne. L’ex-financier, qui, depuis avril, a fait une fixette sur le « bien » de Vederca Gulie, paraît au tournant, traînant une bonbonne de gaz chargée sur un chariot, s’approche des marches-perchoir à ex-mineurs devant le magasin de demi-gros et dit texto à Gulie : « Notre économie est covidée et donc a besoin d’être ventilée ».
La voix bougonne d’un mineur retraité, futé et éclopé intervient : « Sans ventilation, qu’est-ce que t’en sais, toi, le cardiaque ? on suffoquait dans les galeries de la mine ».
« Ouille ! ça, c’est bien ! », et encore : « Ouille ! ça, c’est bien ! », deux rafales à retardement, coup sur coup : Gulie, tout en avalant de travers la vodka de son deuxième gobelet de l’aprème.
Pășcuț Emil : « Y’aura plus que des chômeurs et des retraités par ici ».
« Ouille ! ça, c’est bien ! », fait Gulie, en se versant calmement son troisième gobelet de l’aprème.
Pășcuț Emil : « Au lieu que ça soit nous à leur tirer la manche aux élections, c’est eux qui nous tirent les oreilles. Ici c’est pas la France, nous, on met pas de gilet jaune ».
« Ouille ! ça, c’est bien ! » – la voix chevrotante de Vederca Gulie.
Pășcuț Emil : « Tous pensent pas pareil, tous portent pas de masque : là, Trump s’est injecté de l’eau de Javel dans les veines et a assommé le COVID ! ».
« Nous aussi, on s’injecte de la vodka », dit l’un de ces retraités.
« Ouille ! ça, c’est bien ! », et encore : « Ouille ! ça, c’est bien ! », une double rafale, accompagnée du rire sans malice de Vederca Gulie.
Pășcuț Emil (sur un ton solennel) : « Gulie, mon pote, je compte démontrer aujourd’hui de façon scientifique que c’est vous autres qui avez raison, et non le gouvernement ».
Veste-pull-chemise-chaussures-chaussettes-ceinture-pantalon-caleçon : le voilà qui se met à tout tomber, comme des feuilles mortes, le « stripteaseur », l’ex-financier.
« Ouille ! ça, c’est bien ! », et avec Gulie les sept ex-mineurs de laisser choir leur tutute, de lorgner, puis d’applaudir. Le « stripteaseur » leur fit la révérence une main sur son cœur et dit : « Un grand merci ! ».
En traînant de sa main gauche la bonbonne de gaz sur son chariot et un briquet à la main droite, ses bijoux de famille à l’air, l’ex-financier se dirige au pas de marche vers le centre-ville de Mittelstadt, en beuglant comme tourmenté au fer rouge : « On sent le gaz ! Ouille ! ça, c’est bien ! »… Les ex-mineurs, Gulie en tête, lui emboîtent le pas. Devant la mairie, après une minute de recueillement, il ouvre à fond, d’un geste décidé, le robinet de sa bonbonne de gaz et allume instantanément son briquet près du goulot, non sans avoir lâché un dernier « Ouille ! ça, c’est bien ! » déchirant…
« Bonjour ! Faites-nous voir vos papiers, s’il vous plaît. »
Bien que coutumier toute sa vie des contrôleurs financiers, le cœur de Pășcuț Emil ne tint plus le coup de ce contrôle d’identité pratiqué en toute civilité et délicatesse par les organes de l’ordre.
Les organes appelèrent le Smurd3, qui constata le décès. Le rapport de police consigna : « Le citoyen Pășcuț Emil, retraité, ex-financier de Mittelstadt, nu comme un ver, a tourné le robinet de sa bonbonne de gaz à fond, mais en sens inverse. C’est pourquoi quand il alluma son briquet le seul à exploser fut son cœur à l’interpellation tout en douceur de nos agents ». À l’hôpital, le certificat de décès précisa : « Infarctus », et la conclusion du test PCR (obligatoire, pour les statistiques) serait : « Pășcuț Emil avait été contaminé par la COVID-19. Les centres nerveux de l’odorat et du goût de son cerveau ont été gravement endommagés ».
***
« L’est mort, Pășcuț Emil, en se battant jusqu’au bout pour notre justice », proclama l’un de ces mineurs retraités au cimetière, au-dessus de la fosse.
« Ouïïlle ! ça, c’est bien ! » – la voix étranglée par l’émotion de Vederca Gulie.
Après quelques minutes de recueillement, pour la toute première fois, Gulie changea de disque : « Pășcuț Emil a été notre délégué syndical et notre bon copain. Que la terre lui soit légère ! ».
Après quoi Gulie s’écroula comme une masse et se mit à ronfler.
« L’est moulu, ce pauvre diable ! Demain il aura encore du boulot avec son ‘bien’-là », conclut l’un de ces ex-mineurs.
***
L’après-midi d’automne touche à sa fin ; les ex-mineurs quittent le cimetière en hissant Gulie sur leurs épaules, ils rentrent, abattus, chez eux. Une fois chacun dans son appart, commencera la série des verres du soir, sifflés vautré sur son lit, devant le JT qui dénombre les morts de la COVID suivi du visionnage d’un porno et d’un sommeil réparateur.
Le soleil crache une lumière épaisse, jaunâtre, qui dégouline depuis la vallée de la Chiuzbaia par-dessus la cité HLM du Microraion Ouest, inaugurée en 1975 pour les mineurs des exploitations de Mittelstadt et de Șuior, et pour ceux qui bossaient à la flottation4 de la ville. Et pour leurs légitimes embauchées par la filature ou par l’Avicola5. Et pour leurs rejetons désormais mineurs retraités à Mittelstadt.
« Ouille ! ça, c’est bien ! »
„Vaai, ce bine !”, récit du recueil „L’éolienne et le cadran solaire” („Eoliana și ceasul solar”, Casa de pariuri literare, Bucarest, 2021),
Traduction du roumain et notes de Dominique Ilea
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- En roumain, le prénom de Gulie signifie « chou-rave ».
- Le nom allemand de la bourgade minière multiethnique de Baia-Sprie (Felsöbánya en hongrois, sur l’ancien site romain de Medio-Monte) où vit et écrit Marian Ilea, à 10 km de Baia-Mare (la préfecture du département), dans le Maramureș (Transylvanie du nord), au pied de la chaîne des volcans éteints des monts Igniș et Gutîi.
- Acronyme du Service mobile d’urgence, de réanimation et de désincarcération, l’équivalent roumain du SAMU, créé en 1990.
- Centre de concassage et de triage (en utilisant les différences de leurs propriétés physicochimiques) des minerais (en l’occurrence, des non-ferreux).
- Sous le régime communiste, le nom donné aux fermes collectives d’État d’élevage des volailles en batterie.
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